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Jacques Favin-Lévêque – « Il faut en finir avec l’illusion d’une autonomie stratégique européenne. Les Européens ne pourront pas remplacer le rôle capital qu’ont les États-Unis en tant que garants de leur sécurité ». Ces propos publiés quelques jours avant l’élection américaine par la ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, alors présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), avaient fait l’effet d’une bombe dans la relation franco-allemande : pétard mouillé contre la vision française de la relation transatlantique ou « engin explosif identifié » contre la politique officielle de l’Union européenne en matière de défense ? Peut-être ni l’un ni l’autre, mais plus probablement un appui maladroit, si ce n’est intempestif, à la candidature de Joe Biden… – et ce d’autant plus que, lors d’une visioconférence organisée récemment par l’Institut français des relations internationales (Ifri), Mme Kramp-Karrenbauer a quelque peu nuancé ses déclarations sur le sujet. Quoi qu’il en soit, cette prise de position vient à point nommé dans une période où, bien au-delà de la question de la défense de l’Union européenne, est posée celle de sa capacité à rester maîtresse de son destin dans tous les domaines stratégiques.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit désormais. Les multiples répercussions de la pandémie et les immenses bouleversements qu’elle provoque et provoquera dans les années à venir, ont créé un choc que l’on doit espérer salvateur pour l’avenir de l’Union et qui a mis en évidence sa vulnérabilité actuelle, dans le domaine sanitaire, bien sûr, mais dans bien d’autres, notamment dans la quasi-totalité des activités économiques du continent.
Comme toutes les entités géopolitiques dans le monde, l’Union européenne est tributaire de la mondialisation. Celle-ci porte sur tous les domaines de l’activité humaine. L’illusion – là le terme est adapté – serait de penser que la mondialisation c’est du passé et que l’Europe pourrait vivre en autarcie. L’écologie outrancière de certains de nos compatriotes peut évidemment faire rêver d’une France totalement indépendante des échanges mondiaux ou d’une Europe veillant jalousement sur son pré carré aussi bien pour son économie et son mode de vie que pour son industrie, son agriculture, son énergie et même sa culture. Force est de constater que l’interdépendance des États et l’imbrication de chacun dans le marché mondial règlent l’activité humaine et continueront à régir le commerce international en dépit de tous les souhaits – au demeurant légitimes – d’émancipation et de retour à l’autarcie régionale.
L’autonomie, c’est la capacité à décider des grandes orientations de son avenir et à se donner les moyens d’en atteindre les objectifs, sans pour autant renier les possibilités de coopération avec des entités tierces, voire son appartenance éventuelle à un tout qui la dépasse. L’autonomie n’est donc pas la souveraineté intrinsèque, pas non plus l’indépendance pleine et entière qui permet de se passer complètement des autres. C’est seulement la possibilité de faire les choix les plus appropriés pour réaliser la politique que l’on estime la meilleure pour la vie de l’entité géopolitique.
Accoler au concept d’autonomie le qualificatif de stratégique, c’est établir une hiérarchie entre les différents domaines qui en sont les parties prenantes. Les domaines qui ont une importance majeure, voire vitale, pour atteindre les objectifs fixés par la politique sont dits « stratégiques ». Disposer de l’autonomie stratégique consiste donc à pouvoir exercer librement ses choix politiques pour atteindre les objectifs que l’on estime absolument essentiels pour la vie et l’équilibre de l’entité.
Être autonome au plan stratégique, cela suppose en priorité que l’on ait la volonté politique d’accéder à cette autonomie et dans le cas de l’Union européenne, le préalable, c’est une volonté commune de ses 27 États-membres, ou du moins d’une large majorité de ceux-ci. Le système actuel de l’unanimité au sein du Conseil européen rend difficile une telle volonté partagée et l’instauration du vote à la majorité qualifiée (VMQ), désormais évoquée pour l’avenir du fonctionnement des institutions européennes, en faciliterait l’expression. Entre autres, cela permettrait de lever l’ambiguïté d’une Allemagne partagée entre une Europe dont elle a le leadership économique et un lien transatlantique qu’elle cultive avec fidélité et constance depuis l’après-guerre. Cela permettrait surtout de donner une réalité concrète à ce qui n’est encore qu’un affichage aussi audacieux qu’ambitieux.
Tentons néanmoins d’expliciter comment ce concept d’autonomie stratégique peut s’appliquer à l’Union européenne. En fait, le terme est apparu dans les réflexions menées depuis quelques années sur la défense collective de l’Union. Celle-ci en effet est assumée depuis la création de l’Alliance atlantique en 1949 par l’Otan qui en est l’outil militaire. Au sein de l’Otan le budget de défense des États-Unis représente 75 % des dépenses budgétaires de l’Alliance et fournit plus de 80 % des moyens militaires les plus performants. L’UE est donc à 100 lieues de l’autonomie puisqu’elle est tributaire de la puissance américaine, non seulement au plan des moyens, mais aussi, et en fait surtout, au plan des objectifs politiques – élaborés par l’acteur américain largement dominant – quasiment toujours entérinés par le suivisme de ses partenaires européens.
À l’évidence le domaine de la défense est stratégique et doit retrouver son autonomie par rapport à l’Otan, tant en ce qui concerne l’équipement des forces que les objectifs géopolitiques. Témoin par exemple, le projet « Otan 2030 » qui pourrait impliquer l’Alliance atlantique dans la lutte pour l’hégémonie mondiale qui s’annonce entre la Chine et les États-Unis. Cela montre bien le risque pour l’UE de se trouver dans une situation contraire à ses intérêts stratégiques et économiques, et pour le moins dangereuse dans ses conséquences à moyen-long terme.
Soulignons néanmoins que l’autonomie stratégique à recouvrer par l’UE n’implique pas pour autant la sortie de l’Alliance. La reconnaissance d’une entité européenne au sein de l’Otan pourrait permettre de jouir de l’autonomie stratégique souhaitée tout en coopérant à la définition des objectifs politiques de l’Alliance et au partage de ses moyens.
Toutefois, on ne saurait limiter ce concept d’autonomie stratégique pour l’UE au seul domaine militaire, bien que cela soit là qu’il ait pris naissance et que l’Union s’en soit officiellement donné l’ambition.
Il est clair qu’avant même la défense, la politique extérieure devrait l’adopter, non seulement parce qu’il est fondamental pour l’Union européenne de parler d’une seule voix dans le concert international, mais aussi parce que la défense n’est que l’une des expressions de la politique extérieure. La politique extérieure et la diplomatie européenne doivent pouvoir faire librement les choix de l’Union entre les grandes options géopolitiques en fonction de ses intérêts propres et sans en référer à ceux de puissances tierces.
L’ambition de l’Union européenne, en matière d’autonomie, doit également s’étendre à d’autres domaines essentiels pour son avenir.
C’est évidemment celui du numérique pour lequel elle doit se libérer du monopole de fait des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) auquel Thierry Breton, commissaire européen notamment en charge des affaires industrielles, s’est attaqué dès son entrée en fonction. Cela inclut en particulier tout ce qui concerne la cybersécurité et la protection des données ainsi que les vastes perspectives ouvertes par l’intelligence artificielle.
C’est aussi le spatial, compte tenu de son importance en matière de communication, d’observation, de localisation, au-delà même des questions de défense. Le cas du programme Galileo est typique de la capacité européenne à atteindre l’autonomie en la matière, capacité malheureusement éclipsée par la discrétion coupable de la Commission pour faire valoir les réussites de son savoir-faire. En fait le Global Positioning System (GPS) américain a gagné la bataille commerciale et médiatique alors que Galileo a gagné la bataille technique…
Autre domaine stratégique que la Covid a mis en évidence : la santé bien sûr, tant dans ses aspects hospitaliers et médicaux qu’en matière de recherche scientifique et de production de médicaments. Il est clair que l’Union devra à l’avenir être investie d’une compétence dans ce domaine pour, au minimum, harmoniser les positions nationales si ce n’est pour mettre en œuvre une politique commune de la santé.
Au-delà de ces domaines, dont l’évidence vient tout de suite à l’esprit, la question est de savoir jusqu’où on descend dans la liste des priorités stratégiques : la lutte contre le réchauffement climatique et la transition énergétique, bien sûr, indispensables pour ne plus dépendre que marginalement de l’étranger, l’agriculture, l’élevage et la pêche, acteurs économiques indispensables à l’alimentation des Européens, l’industrie, du moins par le truchement d’une véritable politique industrielle, également le domaine des transports qui conditionnent le commerce international… Et puis, pourquoi ne pas y inclure le domaine de la culture dont l’être humain ne saurait se passer dans une vie épanouie… Et que l’Europe a su, siècle après siècle, faire mûrir pour atteindre un niveau de civilisation exceptionnel ?
Finalement puisque tout, ou presque, est stratégique, le besoin d’autonomie est global pour une entité politique telle que l’Union européenne qui se veut acteur géopolitique capable de jouer un rôle significatif dans le concert international. L’autonomie « stratégique » peut donc se définir par la conjonction de l’autonomie dans de multiples domaines, de l’autonomie diplomatique et de défense à l’autonomie culturelle en passant par l’autonomie numérique ou l’autonomie industrielle. La limite à une telle ambition d’autonomie étendue très largement, voire touchant tous les domaines de l’activité européenne, c’est l’existence du marché et la mondialisation de l’économie. Il ne faudrait pas confondre autonomie et protectionnisme…
Aussi plutôt que de classer les domaines dans lesquelles l’autonomie est indispensable, nécessaire ou superflue, la vraie question est plutôt de définir son point d’application : la région ? L’État ? L’Union européenne ? Et donc de définir l’objectif politique à privilégier : le régionalisme, le nationalisme ou – le terme est osé même pour le moyen-long terme – le fédéralisme européen ?
La solution réside probablement dans un compromis mûrement réfléchi et dûment accepté entre l’autonomie des nations au sein d’une Union européenne elle-même autonome au regard du reste du monde, autrement dit celle de la « Fédération d’États-nations » chère à Jacques Delors.